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Qu’est-ce-que ce projet « Tout Contre la Peau du
Monde » ?
par Raphaël Colombier
A première vue, c’est une sorte de séance de relaxation,
dans laquelle Madame Schenk nous allonge, seul, chez soi ou sur son lieu
de travail, suffisamment au calme, pour nous raconter une histoire à écouter
les yeux fermés : l’histoire d’un lac, d’un
petit enfant et d’un caillou précieux. Une histoire courte,
un lent poème. Le conte pourrait s’achever aussi simplement
qu’on referme la dernière page d’un livre, prolongeant
silencieusement à chaud nos dernières impressions, si la
conteuse n’avait pas quelques idées derrière la tête.
Car elle a prévu de nous faire parler juste au moment de se relever :
qu’avons-nous vu quand…qu’avons-nous senti au moment
de…qu’avons-nous pensé de… ? A peine le
temps de savourer qu’il faut se refaire l’histoire, à travers
quelques questions bien préparées. Ce temps d’analyse
peut être rapide, riche, abstrait, simple, philosophique, passionné,
raisonné, selon les personnes et l’intérêt
de la meneuse. C’est un entretien de 10 à 30 minutes aux
rythmes de parole variables.
Sur un second plan, on pourrait déceler dans cette démarche
un caractère psychothérapeutique. Biétrix Schenk, en psy éclairée,
au pied de notre lit de patient, a trouvé une méthode innovante,
permettant de parler de nous-mêmes à travers la représentation
d’un petit enfant*, qui ressort à tous
les coups de notre propre passé. Depuis son rôle d’intervenante,
elle a trouvé une technique pour produire interprétations
et associations d’idées, en restant à sa bonne distance,
c'est-à-dire sans juger. Sans sortir de l’écoute,
elle réussit à mettre entre nos mains un lien avec nous-mêmes :
le symbole du petit enfant. Le but étant de le garder à portée
de la main et de le protéger pour la suite. Tout un programme.
Peut-être qu’il aurait fallu percevoir au troisième
degré l’intervention
de Biétrix Schenk. S’il s’agit véritablement d’un
conte poétique, c’est que nous avons face à nous une activité artistique
authentique, dirions-nous : la récitation vivante et en directe
d’un poème. Pour trouver un public, il suffisait d’aller
chez lui, et de lui proposer : « Bonjour ! Vous voulez
que je vous raconte un poème ? ». Et comme pour redoubler
l’aspect novateur de l’approche, elle n’a rien trouvé de
mieux que de filmer le spectacle, afin de sortir habilement de la sphère
privée. En effet, Biétrix Schenk est toujours accompagnée
de son caméscope et de son micro, afin de mettre sur bande ses plans
bien choisis. Ceux-ci seront ensuite retravaillés à la maison,
par son outil de création, un logiciel de traitement vidéo. Et
lorsqu’elle
aura opéré ses arrangements et compléments issus de l’art
acousmatique, dont elle est l’une des rares à connaître
le secret, elle pourra signer, en tant qu’artiste, sa « production
acousma-vidéo ». Production qui finira dans un monde de l’art
spécifique.
Au final, nous sommes au beau milieu d’un projet artistique,
psychothérapeutique et sophrologique. Cependant, il y a du vrai
et du faux à chacun des trois niveaux. Quand il est difficile
de décrire ce que fait quelqu’un, on peut décrire
ce qu’il ne fait pas : Non, Biétrix Schenk ne cherche
pas à soigner des gens. Elle n’a pas non plus pour objectif
de produire un « bien-être », en tout cas
pas celui vendu par les produits diététiques. Pas plus
qu’elle n’est dans une recherche de performance artistique
ou dans un espoir désespéré de toucher un nouveau
public. Oui, elle croit en la valeur de son art, et envisage une véritable
création vidéo. Effectivement, elle souhaite que l’expérience
qu’elle propose produise un effet protecteur et durable à disposition
de chaque participant. D’accord pour dire qu’elle espère
laisser une trace qui offre une opportunité constructive.
On louperait néanmoins le plus original et le plus déroutant
si on ne retenait que cela du projet « Tout contre la Peau
du Monde ». Biétrix Schenk, en coulisse, s’improvise
un autre rôle, celui d’enquêtrice. Fidèle à la
définition qu’en donne le philosophe John Dewey au début
du XXème siècle, cette démarche d’enquête
prend impulsion par un questionnement, une situation mentale et pratique
qui pose problème tout simplement. Voici ce questionnement, officiel
et formulé : « Comment reçoit-on cette
expérience […] lorsque l’on est artisan, comédien,
restaurateur, ouvrier, danseur, PDG, chômeur, handicapé,
retraité, musicien, plasticien, enfant…en 2009 ? ».
L’interrogation ressemble à s’y méprendre à celle
d’un sociologue traditionnel.
Évidemment, la problématique évolue en fonction des évènements.
C’est que notre enquêtrice ne compte s’arrêter
qu’après une centaine d’expériences… Elle
possède en fait une véritable méthode de recherche,
un protocole à suivre à chaque intervention. Le discours
filmé qu’elle fait produire à ses enquêtés
devient sur son ordinateur de travail une donnée à étudier, à comparer
aux nombreuses autres, dans le but de répondre patiemment à son
questionnement. De nouvelles pistes de réflexion pourront l’amener à modifier
sa petite histoire, en y ajoutant du vent, une plante, une Ombre. Elle
pourra revoir aussi les conditions de la séance
en proposant par exemple un exercice de respiration avant de s’allonger. « Expérience » est
alors à entendre au sens d’enquête expérimentale,
c'est-à-dire qui produit elle-même des effets imprévisibles
sur son objet d’étude.
Il en résulte un projet de recherche qui mériterait son
label d’activité scientifique. Ou, pour ne pas trop faire
peur, qui mériterait d’être appréhendé sous
l’angle de la sociologie des sciences, cette discipline qui dans
les années 70 osa les premières ethnographies du travail
en laboratoire de chimie. Aux dernières nouvelles, le laboratoire
de Madame Schenk tient dans 12 mètres carrés de bazar,
deux ordinateurs, une chaise, avec pour outil, outre sa caméra,
un enregistreur audio, quelques clés USB, des rapports de parcours,
et surtout un cahier où s’entassent ses remarques, impressions
et pistes de réflexion. En bout de course ? Elle espère
entre autre de bons articles, comme tout chercheur l’espère.
En attendant, pour dépasser un biais scientifique très
connu des statisticiens, l’effort est à l’élargissement
de l’échantillon d’étude. Il faut proposer
l’expérience au-delà du cercle des connaissances
et des artistes déjà trop savants en la matière
si l’on veut comprendre ce que les gens vivent à travers
l’expérience.
Mais s’il s’agit d’une science, aussi originale soit-elle,
quel est son objet ? Ni le corps humain, ni les relations humaines,
ni la psychologie humaine…Nous approchons du cœur du mystère,
nous voudrions le savoir. Est-ce un « truc spirituel » comme
au yoga, un « truc contemporain » trop philosophique,
un « art conceptuel » ?...On veut savoir.
Et justement, tout le problème est là :
Pour comprendre cette expérience, il faut inévitablement
la vivre.
Ne dit-on pas « Tu peux pas comprendre tant que t’as
pas essayé » à propos de mille et une choses
de la vie courante. En science, c’est déjà surement
moins courant. On voit mal par exemple un astronome expliquer à un
curieux « Pour comprendre la position des étoiles,
passe un moment seul derrière mon télescope. ».
Car tous les articles qu’il écrit dans son laboratoire par
leur simple lecture visent à faire comprendre la position des étoiles :
pour savoir, il faudra lire suffisamment. Chez Madame Schenk, il faudra
expérimenter l’écoute allongée d’un
court poème pour savoir.
Et après ?
Tout démarre. Sans qu’on s’en aperçoive, Biétrix
Schenk, (magicienne et chercheuse,) vient de nous cuisiner 10 minutes
de savoir vécu et sensible, qu’il va falloir mettre en bouche,
encore chaud. A peine les yeux ouverts qu’elle nous fait travailler
la langue. Elle nous invite à parler, à créer du
sens par le verbe et dans l’échange. Voilà ce qu’était
son fameux « entretien » : le passage d’un
savoir sensible et muet à un savoir verbal. C’est une traduction,
un processus exclusif : pour être parlante, l’expérience
devait d’abord être indicible !
L’alchimie de Biétrix Schenk peut suivre son cours. Elle met les
mots ainsi produits en mémoire sur son ordinateur pour prolonger
leur actualité dans une réflexion future. Elle regarde
dans ses bocaux les morceaux de parole et se demande « Comment
reçoit-on l’expérience dans son for intérieur ?... ».
Au fait, pourquoi avoir appelé son projet « Tout Contre
la Peau du Monde » ?
Réponse : Essayez pour comprendre.
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