LE THÉÂTRE JAPONAIS
SOUS LE REGARD DE L’OCCIDENT

Le Japon repose comme un groupe de nuages solidifiés au sein d’un océan sans borne.
Paul Claudel [10]

Ceux qui ont vu Sada Yakko souffrir et mourir, avec ses longs yeux, sa bouche peinte, son génie des expressions, ne l’oublieront pas plus que ceux qui ont vu Sarah Bernhardt.
Le Soir, 4 mai 1930 [11]

Mais revenons au début du XXe siècle. Débarquant d’Amérique, la troupe de KAWAKAMI Otojirô est une entreprise à destination de l’étranger. SADA Yakko y a remplacé au pied levé un onnagata [12] malade, et les morceaux sont choisis, aménagés [13]. L’opération de séduction réussit au-delà de toute espérance. Malgré ou peut-être en raison de la « supercherie », l’expérience est fondatrice, et elle marque les esprits durablement : « extraordinaire », « ravissement suprême », « merveilleux », les superlatifs ne manquent pas pour décrire le jeu de la petite SADAYakko, la « Réjane du Japon ». Avec le spectacle-culte de l’année 1900 dont la pièce maîtresse a pour titre La Geisha et le samouraï, l’Orient semble traverser de sa lumière de Soleil-Levant une Europe déjà préparée par la découverte des estampes de HOKUSAI et d’UTAMARO, leur mise en scène du vide et de la dissymétrie, ou leurs visages d’acteurs ; il apporte son théâtre radicalement autre, avec ses ralentis, ses rituels, sa sphère sonore. Le kabuki est à la fois récit, danse et musique ; mais, dans la mesure où le spectateur occidental ne comprend pas ce qui est dit et qu’il existe peu de traductions de pièces japonaises, il est perçu comme un art de la forme plutôt que du texte - on compare SADA Yakko à une « estampe animée ». « Là où la parole perd sa force expressive commence le langage de la danse. Dans l’ancien théâtre japonais, sur la scène du nô, où l’on joue des pièces semblables à nos opéras, l’acteur doit obligatoirement être aussi un danseur », écrit Meyerhold en 1909, et il évoque également SADA Yakko qui « envoûte » le public lorsqu’elle commence à se mouvoir selon la musique [14].
De 1907 à 1916, débarquant de New York, HANAKO (ÔTA Hisa) prend la relève et parcourt l’Europe de Paris à Moscou. Elle arrive en second, mais le bouleversement semble presque aussi fort, et Auguste Rodin la sculpte sous tous les angles pour comprendre les secrets de ce corps singulier, mince et robuste, habile, comme celui de SADA Yakko, à évoquer la mort. Une des cinquante œuvres de Rodin pour lesquelles pose HANAKO se nomme Tête d’angoisse de la mort [15]. En 1908, HANAKO joue en Allemagne où viendront par la suite nombre d’artistes japonais curieux des avant-gardes - expressionnisme, constructivisme...
Ce n’est pas à Paris mais à Moscou et à Leningrad que se produit triomphalement, en 1928, une authentique troupe de kabuki, celle d’ICHIKAWA Sadanji dont les acteurs fraternisent avec leurs frères en art de la troupe de Meyerhold, alors absent. Mais le Théâtre Pigalle accueille en 1930 une autre compagnie, constituée par ITÔ Michio autour de TSUTSUI Tokujirô [16], qui, comme celle de KAWAKAMI, débarque en Europe (France, Angleterre, Belgique) en provenance d’Amérique [17]. Et c’est encore ce théâtre-là, adapté pour l’œil occidental, donc frelaté, qui représente un jalon pour Meyerhold en mai 1930, alors qu’il se trouve à Paris pour préparer sa tournée de juin.
L’étude des textes ou la connaissance directe ? L’accoutumance progressive par le falsifié ou la rencontre avec l’authentique ? La rêverie sur les images ou l’entraînement à partir des techniques, aujourd’hui permis par la circulation facilitée des personnes ?

Tout va jouer dans cette connaissance lente et progressive de l’Autre, qui remet en question les idées reçues, et conduit du choc de la découverte à la compréhension en passant par un processus d’appropriation où les poètes, comme Paul Claudel, et les historiens tiennent un rôle important. Meyerhold, quant à lui, « apprend » le théâtre japonais dans les ouvrages historiques et sur les images, ou en traduisant de l’allemand « Terakoya », un épisode de Sugawara denju tenarai kagami [18], pièce de TAKEDA Izumo II. Cette démarche de recherche semble aussi importante que l’impact du spectacle. Bien qu’il avoue en 1931 : « Je connaissais le théâtre kabuki de façon théorique [...], mais quand j’ai enfin assisté à un des spectacles, il m’a semblé que je n’avais rien lu, que je ne connaissais rien de lui [19] », la connaissance livresque, qu’a précédée la révélation donnée par SADA Yakko, a été productive. Le rôle du kabuki dans la conception de sa théorie du grotesque puis du réalisme musical est essentiel. Et dans le spectacle-laboratoire Le Professeur Boubous en 1925, il applique les principes que l’étude lui a permis de saisir en profondeur. On ne comprend que ce qu’on cherche, ou ce qu’on est sur le chemin de trouver.
En France, de par son étrangeté et son grand éloignement d’une scène qui se fonde sur des traditions textuelles, le théâtre japonais fascine. Le kabuki, qu’on nomme d’abord de manière imprécise mais familière « pantomime japonaise » - avant de le désigner par son nom pour enfin l’identifier clairement -, frappe par son réalisme et sa convention mêlés, par la combinaison du décoratif et de l’observation précise de la réalité, par sa violence, voire sa « férocité ». Et les Français tentent de s’y mesurer. En 1911, Lugné-Poe monte au Théâtre de l’Œuvre L’Amour de Kesa (adaptation de Robert d’Humières) pour lequel il rassemble une troupe disparate, sans connaissance technique spécifique, chacun ayant « son » Japon en tête, et le spectacle est construit sur une reconstitution exotique, une imitation non créative. La critique le souligne, elle vit encore dans le souvenir de la même pièce présentée par les KAWAKAMI en 1900. Firmin Gémier joue en 1927 Le Masque, adapté par Albert Maybon [20], dans des décors de Foujita ; il a confié la mise en scène à un Japonais, ÔMORI Keisuke. L’approche de Jacques Copeau qui, en 1924, répéta sans la représenter [21] une pièce de nô adaptée par Suzanne Bing, Kantan, est encore d’un autre ordre. Il s’agit d’un processus clairement pédagogique, les rigueurs de la forme impliquant selon lui un apprentissage exceptionnel. C’est Jean Dasté qui reprendra le flambeau à la Comédie de Saint-Étienne, et en 1948 Sumidagawa, écrit par MOTOMASA, le fils de ZEAMI, et adapté par S. Bing, fera rêver Jacques Lemarchand à « une forme nouvelle de l’art dramatique [22] ». Quant à Charles Dullin, il reconnaît avoir « toujours été attiré par les principes du vieux théâtre japonais » : « c’est en étudiant ses origines et son histoire que j’ai affermi mes idées sur une rénovation du spectacle théâtral » [23]). Avoir vu Kanjinchô au Théâtre Pigalle en mai 1930 lui a sans doute permis de mieux comprendre les spectacles du GosTIM qui suivent en juin à Paris. Fort de l’étude attentive des mises en scène, du jeu de l’acteur et des estampes, Dullin tente dans ses écrits une démarche comparative et propose une voie nécessaire qui sera suivie par maints créateurs :
Vouloir imposer à notre théâtre occidental les règles d’un théâtre fait d’une longue tradition, qui a un langage symbolique bien à lui, serait une erreur grossière, mais ne pas tirer parti des exemples admirables de transposition à la fois réaliste et poétique, des effets qu’il tire de la plastique et du rythme, serait absurde [24].
Le théâtre japonais est donc très tôt présent dans l’histoire de la scène européenne du XXe siècle, mais d’autres Orients interviendront : en particulier le théâtre balinais pour Antonin Artaud à l’Exposition coloniale de 1931 et l’opéra chinois, avec la tournée de MEI Lanfang en 1935 à Moscou où sont rassemblés Eisenstein, Brecht, Meyerhold, Craig, Stanislavski. Chacun sera profondément impressionné, différemment selon le stade de son évolution artistique, par l’art de MEI Lanfang, tout comme Dullin qui l’a plusieurs fois rencontré. Dans la seconde partie du siècle, l’histoire est mieux connue. On sait comment, chez Charles Dullin à l’Atelier, Jean- Louis Barrault apprend à s’intéresser au théâtre oriental et en particulier au nô, avant d’être fasciné par des représentations à l’occasion d’une tournée au Japon ; comment Jerzy Grotowski revient totalement transformé de son premier voyage en Inde ; comment Ariane Mnouchkine construit un art festif, plastique et musical à partir deplusieurs sources - du Japon à l’Inde en passant par la Corée - qu’elle combine dans l’élan syncrétique puissant d’une recherche théâtrale visant un public élargi ; comment Eugenio Barba mène des investigations de type anthropologique et met au jour dans les traditions qu’il approche des principes communs. Et tant d’autres sont concernés, en danse, au théâtre, à l’opéra : Marcel Marceau, Maurice Béjart, Peter Brook, Robert Wilson, Peter Sellars, Anatoli Vassiliev...
Ce qu’on sait moins en revanche, ce sont les nombreux « trajets » effectués en sens inverse, ce sont aussi les étranges boucles complètes qui réunissent parfois culturesource et culture-cible en brouillant les qualificatifs au cours du processus. Ainsi Yeats écrit des pièces poétiques dans l’esprit du nô et At the Hawk’s Well (Au puits de l’épervier), une de ses Four Plays for Dancers, doit son écriture à la double influence d’ITÔ Michio, informateur et danseur. Celui-ci la traduira et la fera jouer au Japon, puis elle sera transposée en nô par YOKOMICHI Mario et représentée à plusieurs reprises de 1949 à 1952 [25]. Ainsi OIDA Yoshi, acteur japonais qui travaille avec Peter Brook, monte en 1998 à Aix-en-Provence, puis au Théâtre des Bouffes du Nord, Curlew River, opéra que Benjamin Britten a composé à partir de Sumidagawa, et utilise pour cela son savoir sur le nô et le kabuki.
Les hommes de théâtre japonais, mus par le désir de faire évoluer leurs traditions, prennent le chemin de l’Europe. C’est KAWAKAMI qui, après son premier voyage en France, commence dès 1891 à Tôkyô à adapter des textes occidentaux. Quand, en 1903, après sa tournée mémorable, il regagne le Japon, il monte Othello de Shakespeare traduit en japonais et SADA Yakko joue Desdémone. Suivront Le Marchand de Venise et Hamlet ; mais plus de la moitié des œuvres mises en scène par lui jusqu’à sa mort, en 1911, seront françaises. OSANAI Kaoru crée, en hommage à Antoine (1909), un Théâtre-Libre - qu’il inaugure avec une pièce d’Ibsen. Le jeu psychologique en provenance du Théâtre d’Art de Moscou s’impose. Le shinpa, puis le shingeki (littéralement nouveau théâtre) sont des genres issus de la pénétration de la dramaturgie et des codes européens [26]. ICHIKAWA effectue en 1906 un premier voyage d’études en Europe, s’initiant même à Londres aux principes de Delsarte, et en 1928 il prolonge la tournée en URSS par un long périple où il fréquente les théâtres, cirques, opéras des capitales européennes.
Dans un numéro de 1912 de sa revue The Mask qui témoigne du grand intérêt qu’il porte aux théâtres asiatiques et au rôle qu’ils ont à jouer dans la construction du « théâtre de l’Avenir », Craig donne la parole à TSUBO.UCHI Shikô pour exposer la tension régnant au Japon entre un théâtre traditionnel qui ne satisfait plus la jeunesse et l’imitation du théâtre occidental qui, trop loin des traditions, ne le contente pas davantage. TSUBO.UCHI suggère un « double travail d’assimilation » :
Ne vaut-il pas mieux que le passé meure sans nous influencer, plutôt que d’étouffer notre jeune esprit ? Si le passé doit nous influencer, il faut qu’il soit influencé lui-même par l’esprit de l’âge nouveau. C’est pourquoi nous étudions et imitons vos arts [...]. Certes, nous ne voulons pas abandonner nos arts traditionnels, nous voulons les assimiler à l’esprit nouveau. Vous voyez que notre problème est double : il nous faut d’abord assimiler vos arts à notre goût national, puis retourner à nos arts traditionnels avec un esprit et d’un point de vue neufs, pour qu’ils nous influencent à leur tour. C’est seulement ainsi que pourra naître un nouvel art national [27].
De la même façon que Craig, Dullin, Meyerhold regardent vers l’Asie, ce que TSUBO.UCHI aimerait voir chercher en Occident, ce ne sont point des formes à imiter directement, mais des principes et des techniques dont s’inspirer pour revitaliser un art en crise. Les influences occidentales passent par la dramaturgie, les codes de jeu réalistes et psychologiques, mais aussi par la danse, le cinéma. Ainsi, Jûjiro de KINUGASA Teinosuke porte la marque de Caligari, il sera le premier film japonais distribué en Allemagne en 1930. Le kabuki résistera mal aux tentatives de le moderniser aux sources européennes. En 1964, MISHIMA Yukio dénoncera ce traitement : « Tout le travail accompli pour mettre en place un kabuki réformé, transparent, purifié, réaliste,rationnel, devrait être rejeté. [...] À force de se raffiner, de devenir toujours plus convenable, ce sont ses mauvais côtés qui sont devenus manifestes [28]. » Commence alors une autre phase, celle de réappropriation de l’héritage. Parallèlement, dans le creuset de la contestation des années soixante, de nouvelles formes se développent en réaction contre le shingeki occidentalisé. SUZUKI Tadashi prône un retour à la priorité donnée à l’acteur, non au texte, et s’appuie sur les différentes techniques de jeu, pratiquant un collage des traditions nationales, pour créer dans un premier temps un théâtre pauvre basé sur un usage total du corps [29]. Et HIJIKATA Tatsumi fait émerger ce qu’on nommera en Occident la « danse des ténèbres ».

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