LE BUTÔ : LA CRÉATION
D’UNE ÉTRANGE DANSE NOUVELLE

Gandhi a inventé sa doctrine de la non-violence politique à partir de la lecture de Lev Tolstoï, lui-même influencé par l’hindouisme, et en méditant le Sermon sur la montagne, beaucoup plus qu’en s’inspirant directement de la Bhagavad-Gîtâ. Doctrine récente, elle est néanmoins en continuité avec la spiritualité traditionnelle de l’hindouisme. De même, le butô s’est d’abord constitué dans une ouverture, un rapport étroit à ce qui se faisait à l’extérieur de l’archipel, HIJIKATA rejetant les traditions séculaires conservées et tout particulièrement celles du kabuki - il les juge sclérosées ou perverties -, pour retrouver des racines profondément japonaises.
Surgi dans les années soixante, le butô qui se cherche se veut une danse différente - et, pour la nommer, HIJIKATA utilise le terme qui, au XIXe siècle, désignait les danses étrangères importées, telles la valse ou le tango. En résonance avec l’état d’esprit qui règne dans le Japon des années soixante, le sentiment d’impuissance ressassé depuis la défaite et les traumatismes profonds laissés par les cataclysmes naturels et militaires [30], le butô se construit dans les corps blessés d’artistes atteints physiquement dans leur vie personnelle, à partir d’expériences artistiques en provenance de la lointaine Europe. L’Extrême-Orient ici s’intéresse à l’extrême de la culture occidentale. Car il ne s’agit pas de se laisser aller aux séductions d’un Occident impérialiste et consumériste : pour remettre en cause un patrimoine qui semble incapable d’exprimer les problèmes nouveaux, c’est aux foyers de contestation radicale des avant-gardes européennes de diverses périodes - voire de divers siècles (Bataille et Sade) - et aux contre-cultures qu’il sera fait appel.
L’avant-garde japonaise où naît le butô est un underground pluridisciplinaire. Les artistes circulent d’un genre à l’autre, et des apports étrangers interagissent comme de façon chimique : les images de l’expressionnisme, les musiques des Noirs américains, les sucs tirés des lectures des surréalistes et de l’« Enfer » de la littérature française... Les artistes s’interrogent sur leur propre identité en questionnant celle des autres. D’autres qui ont d’ailleurs pu être troublés, voire déterminés dans leur formation artistique par la découverte de l’Orient. Le butô représente peut-être une exploration de soi à travers l’autre.
Nous n’avons pas le droit de tricher avec l’aspiration qui nous porte vers la culture d’Occident. Il faut mener cette exploration jusqu’au bout. Ce qui compte c’est la profondeur de notre expérience. Quitte à commencer par un « je fais les mêmes rêves que Dali », peu importe. Jusqu’à ce que l’on soit capable d’un regard assez profond pour se saisir soi-même et percevoir la silhouette de Dali « dans sa réalité », il suffira de veiller obstinément à ne pas s’écarter de son propre chemin [31].
Les danseurs de butô iront loin dans cette démarche indiquée par le peintre HASEGAWA Saburô en 1937. Le butô a souvent été jugé grimaçant, exhibitionniste, ou comparé à un théâtre de la répulsion et de la convulsion. Certes, il a connu sur quatre décennies différentes étapes et de nombreux registres. Mais pour ceux qui savent changer leur regard et leur perspective, il touche à des zones peu connues, infraphysiques ou métaphysiques. Il est une méditation en actions, souvent minimes,extrêmement ralenties, qui pénètre au plus profond d’un « corps obscur [32] ». D’ÔNO Kazuo, avec qui elle a travaillé, Roberta Carreri, actrice de l’Odin Teatret, a appris que la danse n’est pas seulement ce qui se voit, mais qu’elle vit d’abord à l’intérieur du danseur [33]. Ce n’est pas la forme qui compte, mais le mouvement invisible, intérieur. Cette danse qui semble donc s’exhiber, s’exposer de façon obscène, implique chez ceux qui la pratiquent une intériorisation qui n’est pas repli sur soi-même, mais plutôt retrait du moi dans la toute-présence d’un corps qui communique avec le cosmos. Ce que retrouvent ces danseurs japonais, après leur voyage au bout de la nuit de l’enfer de l’ego, dans ces extrémités où les entraîne leur rébellion, c’est l’effacement bouddhiste du je, la fusion dans l’Un, le Tout, le Soi. La structuration non dualiste de leurs dispositions psychomentales, de leur mode d’appréhension du monde où le corps et l’esprit, la chair et le divin ne sont jamais opposés, mais liés, vient à bout de l’idolâtrie de l’ego propre à la culture occidentale, et conduit au silence de l’individu - non à son exaltation, pas plus d’ailleurs qu’à sa suppression. La descente profonde dans le corps qu’on explore, comme le recommande HIJIKATA, dans ses replis cachés, dans sa mémoire, et qui porte les cicatrices de tous les corps, est une danse du renoncement à l’ego. Elle affirme de manière paradoxale la transcendance radicale de l’Absolu transpersonnel et simultanément son immanence intégrale au monde manifesté, à l’être individué, mais non crispé sur la réalité du sujet psychologique [34]. Cette affirmation intégrative réinsère dans l’Absolu la nature, le négatif, le mal, la destruction - la laideur, la grimace, le scandale, l’animalité -, car rien ne saurait exister séparément.