Texte d’introduction du livre Butô (s), sous la direction d’Odette ASLAN et Béatrice PICON-VALLIN, CNRS Editions, collection Arts du spectacle/Spectacle, histoire, société, Paris, 2002
Après Nijinski, il est devenu impossible pour
un danseur de considérer son corps comme un
simple moyen d’expression. KASAI Akira [35]
Des noms jalonnent l’histoire du butô : Genet, Artaud, Grotowski
et d’abord Nijinski, dans l’aura matricielle des Ballets russes.
Vaslav Nijinski qui, pour la chorégraphie de L’Après-midi
d’un faune créée sur la musique composée par Claude
Debussy à partir de l’églogue de Stéphane Mallarmé - « exigeant
le théâtre », selon les mots du poète [36] -, s’est
libéré tant de la convention du ballet classique que des réformes
introduites par le néoclassicisme de son maître Mikhaïl Fokine.
Il effectue un retour à des « sources » qui lui font remonter
le temps et qu’il croise dans sa danse. Danse dont les mouvements ont
un rapport nouveau, contrasté, non synchrone, avec la musique : ils
en sont presque indépendants.
En mai 1912, la première au Châtelet est un scandale au parfum
de triomphe - qui suivra. Le public est troublé par le chorégraphe-danseur
devenu créature hybride, par sa gestuelle saccadée et par l’évocation
non pas sensuelle, mais sexuelle du finale. Sous l’impulsion de HIJIKATA,
les danseurs de butô feront référence à Nijinski
et s’exerceront à reproduire une posture caractéristique
de L’Après-midi d’un faune, dans une réminiscence
d’un geste chorégraphique intense et inventif du chorégraphe
russe. Le livre de Romola Nijinski [37] est traduit en japonais en 1962. La
première traduction du Journal du danseur [38] par le célèbre
critique de danse ICHIKAWA Miyabi, maître de KUNIYOSHI Kazuko, date de
1971. Dans un entretien de 1969 [39] HIJIKATA parle de son intérêt
et de son admiration très vive pour le Russe. Il y insiste sur le fait
que Nijinski était un enfant de moujik, d’origine paysanne - comme
lui -, il insiste aussi sur ses caractéristiques physiques qui sont
celles que lui-même valorise : jambes courtes, torse long. Nijinski avait
plus d’un atout pour devenir un pôle d’attraction pour le
fondateur du butô. Découvreur expérimentateur, danseur
saint sacrifié à l’autel de la danse, de la souffrance
et de la folie, marqué par une homosexualité qu’il vit
mal, il est au cœur d’un mouvement pluridisciplinaire (peinture,
littérature, musique) dont les Ballets russes intensifient la synergie
; et surtout, il introduit un modèle qui remet en question l’idée
du corps dansant occidental - celui qu’a promu le ballet classique, où la
colonne vertébrale est le centre du mouvement, comme celui que proposent
Duncan et Fokine, plus libre et naturel, mais tendant aussi vers une image
lyrique et idéalisée. La danse de Nijinski est anguleuse - épaules
rentrées, genoux en dedans, profil mis en valeur. Elle s’appuie
sur le bassin qui contrôle le centre de gravité du corps et instaure
un nouveau rapport au sol auquel le danseur semble intimement lié, tout
comme, selon Rodin, le corps de HANAKO était « enraciné dans
la terre tel un arbre [40] ». Parenté où se retrouve le
danseur de butô, aux jambes rarement dépliées en hauteur,
qui font percevoir la proximité du sol.
Quand, en 1902, Adolphe Appia a vu SADA Yakko, il a mis un bémol à l’enthousiasme
général, soulignant combien cette « plastique peinte dans
le mouvement, donc dans le temps », cette « belle violence »,
cet « exotisme » étaient liés à une « hypertrophie
de l’expression des événements purement extérieurs »,
alors que le théâtre européen souffrait du mal inverse, « une
hypertrophie de l’expression des événements intérieurs ».
Corollaire de cette constatation : le « manque d’intériorité » [41]du
Japonais. Cette affirmation convenait peut-être aux stratégies
de séduction entreprises par KAWAKAMI, mais elle révèle
surtout une compréhension spécifique de l’intériorité,
assimilée à l’intime, aux sentiments, à la psychologie.
Car l’intériorité ici est d’un autre ordre, elle
relie le Moi au Soi, le corps à l’esprit, l’acteur à une
tradition ancienne, ancestrale, et l’homme à la réalité de
l’infini et du cosmos. C’est avec ces théâtres venus
de l’Asie que les transferts culturels se jouent sur le mode particulier
de l’anamnèse. En 1930, un critique soulignait que l’inspiration
de la troupe abritée au Théâtre Pigalle « remonte
aux sources mêmes de l’art dramatique », « nous ramène à ses
origines ». Et lorsqu’Artaud, l’année suivante, assiste
aux représentations du théâtre dansé balinais, « il éprouve, écrit
G. Banu, la sensation d’une forte réminiscence », comme
s’il ne découvrait pas, mais était traversé par
une expérience vécue, déjà passée à travers
lui [42] Comment ont avancé les danseurs japonais, en révolte,
dans une quête des origines, non du théâtre ou de la danse,
mais du corps obscur, menée à côté de leurs formes
traditionnelles et en réactivité à des propositions lancées
par les avant-gardes occidentales ? Et qu’apportent les voyageurs des
scènes butô aux Occidentaux qui s’y intéressent davantage
que leurs compatriotes ? Une forme, une technique, ou une vision du monde et
de soi dans le monde ? Telles sont les questions qu’on aborde dans cet
ouvrage, parmi les autres thèmes exposés dans l’introduction
qui suit.
Béatrice PICON-VALLIN